Mapping Paris

"Mapping Paris" est un projet de recherche historique et littéraire qui explore, à partir de données, les relations de sens entre la vie culturelle et l’espace géographique parisien.
Ce projet facilite le partage de données ouvertes pour une enquête historique, sociologique et littéraire à Paris et est ouvert à la collaboration de ceux qui souhaitent contribuer à la recherche.

Projets

Projet 1

Cartographie de la “vie littéraire” des frères Goncourt à Paris sous le Second Empire

Projet 2

Les recettes des théâtres de Paris dans la vie théâtrale du Second Empire (1858-1867)

Projet 3

Paris dans le roman français de formation: Stendhal, Balzac, Flaubert

Projet 4

Paris de Stendhal à Maupassant

Rendu graphique des données

Cartographie de la “vie littéraire” des frères Goncourt à Paris sous le Second Empire

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[24]

18° Arrondissement

Le référentiel de données est disponible sur GitHub

Tool: Palladio Stanford

Général

Paris Second Empire
Bornes
Schéma général

Il existe un lien profond de sens entre les lieux et les événements culturels du Paris du Second Empire. La carte des lieux fréquentés par les Goncourt montre clairement comment le besoin de confrontation entre hommes de culture et intellectuels les a poussés à fréquenter les mêmes lieux à une fréquence élevée. Le neuvième arrondissement, en particulier, usurpe la centralité du cœur du pouvoir politique et culturel, c’est-à-dire le premier arrondissement. Ceci est clairement confirmé par la lecture du Journal. Les grands boulevards introduits par le préfet de Paris Haussmann entourent le neuvième arrondissement, notamment le boulevard des Italiens, le boulevard Montmartre et le boulevard Haussmann créent autour des théâtres l’Opéra (Salle Le Peletier), les Variétés et le Gymnase, des espaces de forte attraction. On y trouve également le Passage Jouffroy et le Passage de l’Opéra, deux des passages les plus fréquentés de Paris, ainsi que de nombreux cafés où se rencontrent artistes, écrivains et journalistes, comme le Café Riche, le Café de Paris, le Café Anglais, le Café du Helder, le Café des Variétés et le Café du Gymnase. Par essence, l’animation du quartier des Grands Boulevards entre le deuxième et le neuvième arrondissement représente la particularité de Paris à l’époque du Second Empire : la présence de plus en plus imposante de la bourgeoisie, de ses us et coutumes, qui nécessite de nouveaux espaces tels que conçus par la vision urbaine d’Haussmann. En outre, le développement du réseau ferroviaire³ a également permis à un nouveau public de circuler aisément des banlieues vers les principales attractions de la capitale française. Ce n’est pas un hasard si dans ce domaine les théâtres célèbrent principalement des thèmes bourgeois tels que la valeur du mariage, l’éducation des enfants, la bonne administration du patrimoine, la rectitude morale : Augier et Dumas fils sont les références culturelles incontestables du théâtre bourgeois. La construction du nouveau théâtre de l’Opéra, débutée en 1861 par l’architecte Charles Garnier, représente le mieux la centralité du neuvième arrondissement : ici la nouvelle classe bourgeoise se contemplera avec une complaisance absolue⁴.

Le quartier des Grands Boulevard accueille également un grand nombre de rédactions de grands journaux, tels que Le Figaro, Le Temps, Le Siècle ou des journaux spécialisés dans l’actualité théâtrale comme L’Entracte ou la Gazette des Théâtres. La représentation spatiale confirme la montée en puissance désormais imparable de la presse. Ce n’est pas un hasard si la bourgeoisie et la presse sont une combinaison indissoluble : les journaux sont achetés par un grand nombre de personnes qui à leur tour sont façonnées dans les goûts et orientées dans les choix par les journaux eux-mêmes. Albert Cassagne définit ce processus comme la pénétration de l’industrialisme dans la littérature elle-même, processus qui a complètement transformé les journaux qui produisent désormais des milliers d’exemplaires pour autant de lecteurs⁵. La page de la chronique théâtrale était très populaire, il était possible de découvrir le compte rendu d’une pièce ou les détails d’une soirée. Les journalistes qui s’occupaient de la critique théâtrale étaient capables d’orienter fortement le public. Ils étaient donc très redoutés des metteurs en scène et des auteurs de théâtre, leur ardoise pouvait mettre fin aux représentations d’un opéra⁶. Le Second Empire est essentiellement l’époque où prolifèrent de brillants polémistes. Sur la carte que nous avons produite des journaux parisiens, nous pouvons voir non seulement la répartition des rédactions, majoritairement concentrées entre le deuxième et le neuvième arrondissement, mais aussi la grande dichotomie entre les journaux qui soutiennent immédiatement la dictature de Napoléon III et ses exploits, et les journaux qui animent le front anti-impérialiste. D’une part Le Moniteur, La Patrie, Le Pays, Le Réveil, et Le Gaulois, de l’autre Le Journal des débats, L’Évènement, Le Charivari et surtout la Revue des Deux Mondes, périodique littéraire à succès. Les grands journaux généralistes, qui comptent désormais énormément de lecteurs, comme La Presse, Le Figaro, Le Temps et Le Siècle, restent prudents. Le mépris général des Goncourt pour les journaux se note dans plusieurs passages du Journal ainsi que dans le roman Charles Demailly. Les revues culturelles et artistiques telles que l’Artiste ou la Revue des Beaux-Arts font, quant à elles, figures d’exception. Dans ces journaux, les Goncourt publient volontiers des articles sur l’art du XVIIIe siècle.

³ Le réseau ferroviaire en France est passé de 3.248 km en 1851 à 16.465 km en 1869. Voici la situation des principales gares parisiennes : la gare de Strasbourg (aujourd’hui gare de l’Est) a été achevée en 1850 ; la gare Saint-Lazare est agrandie entre 1851 et 1853 ; la gare d’Austerlitz est agrandie en 1852 ; la gare Montparnasse est reconstruite entre 1848 et 1852 ; la construction de la gare du Nord s’achève en 1865.

⁴ W. Benjamin, Les « passages » parisiens, Einaudi, Turin 2007, p. 88.

⁵ Cfr. Pierre Bourdieu, Les Règles de l’Art, Éditions du Seuil, Paris, 1992, p 83 : « C’est à travers les journaux, et les feuilletons, dont ils sont immanquablement dotés et que tout le monde lit, du peuple à la bourgeoisie, des bureaux de ministère à la cour, que, comme le dit Cassagne, « l’industrialisme a pénétré la littérature elle-même après avoir transformé la presse ».

⁶ Le pouvoir des journalistes, sans scrupules, avait déjà été efficacement dépeint par Balzac dans Les illusions perdues, deuxième partie, Un grand homme de province à Paris. Cfr. H. de Balzac, Illusion perdues, dans La Comédie humaine, vol. 4 (éd. Marcel Bouteron), Gallimard, Paris 1952.

La carte de la vie littéraire des frères Goncourt permet de mieux définir les frontières de la société bourgeoise avec les lieux des artistes, de Bohème, d’écrivains dédiés au mouvement de l’Art pour l’Art. Il existe trois groupes culturels que l’on distingue facilement : les écrivains bourgeois ; les écrivains de la Bohème et de l’Art pour l’Art ; le groupe des Goncourt et du dîner Magny et, plus tard, du dîner Brébant.

Cependant, une distinction « spatiale » sur la carte littéraire de Paris va se préciser dès le milieu du Second Empire et précisément à partir de 1862, année du lancement du dîner Magny. On sait, en effet, que les Goncourt dans les premières années de leur vie fréquentaient les lieux et les repaires de la « petite presse », ils furent eux-mêmes entre 1851 et 1853 critiques de théâtre pour l’Éclair et pour le Paris. L’hostilité des deux frères envers les journalistes, écrivains enclins à se livrer au goût bourgeois, ainsi qu’envers les artistes du groupe de la Bohème, ne grandit qu’à partir de 1853. Après les premières années d’approche de la vie culturelle de Paris, la préférence des Goncourt pour la vie du XVIIIe siècle et, par extension, leur condamnation de l’ordre social du XIXe siècle sont apparues au grand jour. Avec un esprit conservateur et parfois réactionnaire, ils ont tenté de redonner la dignité et la bienséance du noble art de la littérature, une passion pour la recherche de la « Vérité » et l’exactitude dans l’étude des détails. Le premier passage significatif du Journal concernant la prise de position contre la Bohème eut lieu le 18 octobre 1857 : en raison de quelques inconvénients du Café Riche, l’introduction de plusieurs vaudevillistes, une foule d’étrangers qui conversent, des excès dus à l’ivresse des patrons, il a été décidé de transporter la Contre-Révolution contre la Bohème au Café du Helder, opération partagée avec Uchard, Aubryet, Murger, Saint-Victor et d’autres avec l’ordre de ne pas révéler à d’autres le lieu convenu. Comme l’écrivait Daniel Oster, les Goncourt étaient aussi des « prophètes de l’aristocratie littéraire », autonomes dans leur création artistique ; néanmoins leur fréquentation des lieux de la « petite presse » et des restaurants et brasseries des artistes bohèmes devenait de temps en temps un prétexte pour assurer leur distinction. Quels étaient ces artistes qui croyaient à la création artistique pure, à l’Art comme fin en soi et qui a vécu marginalement par rapport au système culturel parisien ? La meilleure définition a été donnée par Balzac : des artistes adeptes de la « Doctrine du Boulevard des Italiens », des hommes entre vingt et trente ans, brillants même si peu connus, l’espoir est leur religion, la foi en eux-mêmes est leur code de conduite, la charité des autres est le seul moyen de subsistance en cas de pauvreté extrême. Tous vivent en dessous de leur destin. Ces hommes réunis d’abord au Café Momus puis dans les « cénacles » éparpillés parmi les différents Cafés des Grands Boulevards étaient principalement Murger, Champfleury, Nadar et Baudelaire. Les Goncourt avaient avec eux des relations fluctuantes, entre estime et antipathie¹⁰.

L’autre grande distinction concerne les écrivains bourgeois, enrichis au-delà de toute mesure, pleinement insérés dans le système de pouvoir politique et culturel de Paris. Célèbres et acclamés, leurs œuvres reflétaient les attentes du public bourgeois, constituaient un amusement utile et étaient un aimable objet de discussion. Pierre Bourdieu les désigne comme des hommes étroitement et directement liés aux « dominants », à la fois en termes de mode de vie et d’échelle de valeurs. Parmi ceux-ci, on trouve certainement des écrivains et des auteurs de théâtre comme Émile Augier, Octave Feuillet, Dumas fils ou des peintres comme Horace Vernet et Paul Delaroche¹¹. L’aversion des Goncourt pour ces écrivains a été largement déclarée dans le Journal, des pages d’ironie et de sarcasme ont frappé ce qui, surtout au théâtre, était appelé « l’école du bon sens ». Augier a notamment dominé les salles de théâtre avec aisance, rencontrant un grand succès auprès du public bourgeois, du Gymnase (Le Gendre de M. Poirier) à Vaudeville (Les lionnes pauvres) sans négliger le temple de la tradition, le Théâtre-Français (Le Fils de Giboyer). Des écrivains à succès comme Augier et Dumas fils étaient favorables au gouvernement, ne contestaient pas ouvertement Napoléon III, tandis que des écrivains comme les Goncourt et Flaubert étaient farouchement opposés à Napoléon III et à l’idéal bourgeois.

La grande intuition de Gavarni de réunir tous les esprits éclairés de Paris pour un dîner deux fois par mois a été réalisée par Magny, rue André Mazet, dans le sixième arrondissement sur la rive gauche : loin des cénacles de la Bohème, loin du cœur battant de la bourgeoisie entre le deuxième et le neuvième arrondissement.

⁷ Edmond et Jules de Goncourt, Journal, Robert Laffont, Paris 1989, vol. 1, p. 302. Ainsi les deux frères s’étaient exprimés sur la « conversion » de l’auteur de Scènes de la vie bohème, Murger : « Le café Riche semble vouloir devenir le camp des littérateurs qui portent des gants. Chose bizarre, les lieux font les publics. Sous ce blanc et or, sur ce velours rouge, les hommes de la Brasserie n’osent pas s’aventurer. Du reste, leur grand homme, Murger, est en train de renier la Bohème, et de passer, armes et bagages, aux lettrés, gens du monde », Journal, octobre 1857, op. cit., vol. 1, p. 300.

⁸ Cfr. Daniel Oster, Préface à Albert Cassagne, La Théorie de l’art pour l’art, Champ Vallon, Seyssel, 1997, p. 17 : « Il est d’ailleurs objet de risée et de mépris pour les adeptes de l’art autonome, de cette « aristocratie des lettres » dont les Goncourt sont les prophètes, car, survivant de sa plume et mourant d’elle, le bohème est, lui, rien moins qu’autonome. Alors même qu’ils fréquentaient assidûment la bohème des brasseries et de la petite presse, les Goncourt s’en démarquent avec un rigorisme qui porte toutes les marques de leur éthique : comme s’ils ne la fréquentaient que pour assurer contre elle leur distinction ».

⁹ Balzac, Un prince de la bohème, Gallimard, Paris 1984, pp. 232-233.

¹⁰ Cfr. Sandrine Berthelot, Introduction, dans Les Goncourt et la bohéme, Cahiers Edmond et Jules de Goncourt, n° 14, 2007, p. 6 : « Souvenons-nous enfin que, si les deux frères connaissent si bien cette nouvelle « classe » artistique, c’est qu’ils fréquentent les mêmes lieux qu’elle : café, brasseries, estaminets, théâtres, journaux… C’est avec les Aurélien Scholl, Aubryet, Claudin, Monselet, Murger que les Goncourt aiment à s’encanailler. L’hostilité n’échappe donc pas à la fascination ». Cfr. Aussi Anthony Glinoer, Le Journal des Goncourt en 1857 : le règne paradoxal de la Bohème, dans Études françaises, vol. 43, n° 2, 2007.

¹¹ Pierre Bourdieu, Les Règles de l’Art, Éditions du Seuil, Paris, 1992, pp. 107-108.

Quelle importance, enfin, les places de Paris ont-elles sur les œuvres des Goncourt ? La carte nous révèle une grande et unique interprétation : l’ensemble de Paris dans son extension relève des intérêts des Goncourt qui aspiraient à explorer les « cas humains », la vie du monde réel. Le cimetière de Montmartre ou le bal de l’Ermitage et les boulevards extérieurs de Paris sont les décors de la pauvre Germinie Lacerteux, la protagoniste du roman engagée comme chef de l’école « réaliste ». Femme de service à double vie, Germinie a été entraînée dans la misère sous la coupe de son amant Jupillon. Les boulevards extérieurs, les tavernes de banlieue, les danses et les lieux ambigus seront le décor de cette pauvre femme.

Les lieux de la « petite presse » et les théâtres des Grands Boulevards, quant à eux, sont le décor du roman (initialement une pièce) Les Hommes de Lettres qui deviendra plus tard Charles Demailly. Il a été le roman de dénonciation par les Goncourt contre le système de la « littérature industrielle », de la presse et des auteurs soumis au goût bourgeois, de l’argent comme objet principal du travail artistique.

Le Jardin des Plantes et l’exposition Salon font partie des décors de Manette Salomon, un roman centré sur le monde de l’art. Le peintre original et le plus doué du roman, Coriolis, anéantira sa veine artistique car il est dominé par sa femme intéressée uniquement par le commerce de l’art. Manette Salomon s’achève avec le triomphe de la médiocrité du peintre Garnotelle qui suit la carrière classique du peintre académique et avec la fin misérable du peintre Anatole, l’esprit bohème du roman, incapable de se soutenir avec son art qui finira comme un ouvrier-gardien toujours au Jardin des Plantes.

Le bal de l’Opéra sera au cœur de la mise en scène du premier acte de la pièce Henriette Maréchal qui n’a pas eu beaucoup de chance sur la scène du Théâtre Français. Le bal masqué de la mi-carême était une tradition à Paris : dans une atmosphère frivole et licencieuse, des hommes masqués courtisaient galamment les femmes. Les Goncourt pensèrent à une chute amoureuse entre une femme mariée, Madame Maréchal, et un jeune homme récemment introduit dans la société, Paul de Bréville. Malheureusement, aucune fin heureuse n’était prévisible pour les deux frères qui détestaient l’école du bon sens : l’adultère est sur le point d’être découvert mais la fille de Madame Maréchal, Henriette, se sacrifie à la place de sa mère en se faisant tuer par erreur par son père. La pièce a été jugée scandaleuse et immorale, la censure est intervenue pour peaufiner certains aspects et l’intervention de la princesse Mathilde a été nécessaire pour permettre la mise en scène dans le théâtre. Malgré son échec, la pièce montrait toujours un langage original et la volonté de casser des schémas éprouvés et trop galvaudés.

Dans l’intention des Goncourt, le capital devient l’objet d’étude sociale en relation avec les cas humains qui l’habitent. Tout Paris, des détails des hôpitaux ou des cimetières, des danses aux clubs les plus disparates, constitue la mythologie topographique des Goncourt : ne pas céder à une vision romantique de la capitale et même aucun regard de dénonciation morale de la société. Pour les Goncourt, le « réel » est le beau, sans aucun but de dénonciation ou de subversion sociale malgré les classes plus humbles qui méritent pleinement les rôles de protagonistes du roman français du milieu du siècle. Comme l’a écrit Alfred Delvau, aux yeux de l’homme de lettres du milieu du siècle, les réalités les plus grossières ne sont pas des spectacles mais des occasions d’étude¹². La route de l’école de naturalisme, qui se déroulera sous la troisième République, est désormais ouverte.

¹² Alfred Delvau, Les dessous de Paris, Poulet-Malassis et De Broise, Paris 1860, p. 121.

Publications

Michele Sollecito, Mapping the “vie littéraire” of Goncourt brothers in Paris during the Second Empire. An approach to digital humanities, Palermo, 40due edizioni, 2019.

Michele Sollecito, Roberta De Felici
(ed.), Edmond et Jules de Goncourt,
Théâtre, Paris, Classiques Garnier, 2021

Contacts

Michele Sollecito

Michele Sollecito est chercheur en littérature française à l’Université «Aldo Moro» de Bari. Il étudie la critique théâtrale du XIXe siècle en France et en particulier le théâtre des frères Goncourt dont il a dirigé l’édition critique (Paris, Classiques Garnier 2021). Il s’est spécialisé en humanités numériques à l’Université Ca ‘Foscari de Venise.

Détails du contact
michele.sollecito@uniba.it
@mikesolle

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